Billaud à New York

Portrait de Billaud-Varenne par Jean-Baptiste Greuze, vers 1790, Dallas Museum of Art.

Il y eut, dans le printemps de 1816, un étrange visiteur français à New York. L’homme (vieux, grand, morose) était accompagné d’une femme, une jeune femme encore, alors que lui avait soixante ans : elle était de peau noire, frileuse et illettrée comme beaucoup de femmes à l’époque. L’inconnu la présentait comme son épouse, l’appelait Virginie.

Tous deux venaient de la Guyane, qui fut française, puis portugaise, puis de nouveau française, et où sévissait désormais la police et les reîtres emperruqués du roi Louis XVIII remonté sur le trône l’année d’avant. Ils avaient un chien avec eux, qu’ils appelaient Patience.

J’ignore où ils habitèrent, quelque part dans le dédale du sud de Manhattan.

Avant d’arriver à New York par le vapeur qui descendait la rivière Hudson, ils avaient fait une halte d’une quinzaine de jours à Newport, sur la mer, une ville que l’homme disait avoir trouvé fort jolie.

Mais froide. À New York aussi, il faisait froid. Ils dirent qu’ils avaient froid, que Virginie avait froid, et que l’homme aussi avait froid (ils ne dirent pas en revanche que cela faisait vingt ans qu’ils vivaient dans la touffeur, la canicule, les nuits chaudes de la forêt équatoriale et de la mer des Antilles). Comme lui ne parlait pas l’anglais, ce sont les Français de New York qu’il fréquentait (un épicier, un fabriquant de cigares, un vendeur de montres) qui dirent à leurs amis que le couple, et le chien, avaient froid en Amérique, malgré le petit printemps bourgeonneux, tiède, qui souffla sur les rivages de la jeune république des États-Unis d’Amérique cette année-là.

Lui, il se nommait Monsieur Jacques-Nicolas, ou Monsieur Jacques. Il était Rochelais, taciturne, portait une perruque rousse. Il était massif, sombre, déplumé, mais avait une voix très douce et des manières très calmes. On le ne vit pas beaucoup dehors durant son séjour à New York, mais les gens qu’il vit, le peu de gens qu’il vit pendant le mois et demi de son séjour, dirent qu’il était d’un « commerce agréable », comme on disait alors. Qu’il était impressionnant, lettré, intelligent, fabuleusement captivant et secret.

Mais ici aussi, à New York, ils étaient de passage. Lui, de même que Virginie, et le chien Patience.

Ils étaient exilés : lui, d’abord, depuis l’an III. De France, où il fut « un grand quelqu’un » apparemment, puis de Guyane où il avait été déporté politique, puis fermier, cultivateur et vendeur de café, de cacao, de mangues, de girofles, exploitant une belle propriété où il faisait travailler du monde, des esclaves (lui, le Jacobin, l’Ami des noirs, l’abolitionniste !) ; elle, de la Guadeloupe, où elle avait été capturée puis vendue, encore tout enfant.

L’homme et la femme (ils se tenaient par la main et s’embrassaient) cherchaient un lieu pour s’établir, lui pour écrire et vendre ses futurs livres ou ses services d’avocat, elle pour veiller sur lui et le chien. L’homme évoquait tout le temps la Nouvelle-Orléans, où l’on parlait le français : mais il y eut la fièvre jaune et des inondations, là-bas, cette année-là. Ses amis français en étaient d’ailleurs partis.

Alors ils ont dû trouver ailleurs où partir. New York n’était pas pour eux. Mais ils eurent le temps de l’explorer, en 1816, dans le printemps de 1816.

Voilà ce que fut le séjour du grand révolutionnaire français Jacques-Nicolas Billaud-Varenne à New York, dans le printemps de 1816. On ne sait rien, ou pas grand-chose. Ce fut une étape, entre la fuite et la mort, qui survint trois ans plus tard, à Haïti. Mais cette étape, cette halte, fut comme un condensé de ce qu’il y a à dire et à maudire de Billaud-Varenne.

De ce qu’il y a à admirer et à maudire de celui qui fut le vrai fondateur de la première République française ; ou du moins de celui qui, le 22 septembre 1792 monta seul à la tribune de la Convention nationale, à Paris, pour proclamer à la première assemblée de députés élus au suffrage plus ou moins universel que « la monarchie était abolie en France », et qui triompha.

De celui qui exigea publiquement l’égalité dès 1787.

De celui qui fut toujours le défenseur des pauvres, des Noirs, des opprimés, des femmes.

De celui qui s’opposa, seul, à la guerre voulue par le roi et les Girondins, à la tribune des Jacobins, en 1792.

De celui qui fut un membre éminent, et respecté, du Comité de Salut public de l’an II.

De celui qui fut tour à tour un petit dramaturge sans public, avocat têtu, journaliste populaire, Conventionnel, représentant en mission, factionnaire sans-culotte et signataire de décrets, orateur prodigieux, idéologue, commissaire aux armées, héros du prolétariat parisien et des pauvres de France, des paysans et des pêcheurs de sa ville natale La Rochelle, pour qui il légiféra et perdit la liberté en l’an III, politiquement abattu, banni loin de son épouse adorée Angélique, exilé hors d’Europe par les traîtres de la réaction thermidorienne, dévoré par les insectes de la Guyane pendant vingt ans.

Ce qu’il y a à dire et à maudire de lui, car ce fut un vieil planteur morose, ayant vendu ses esclaves et ses terres, fuyant la police de son pays, qui débarqua à New York au printemps 1816. Et ce fut en même temps une immense célébrité, l’un de ces Conventionnels mythiques qui errèrent au gré de leur proscription, dans ces années-là, suivis par une petite troupe discrète d’admirateurs, de conspirateurs et de groupies.