
C’est là que Pierre-Antoine Antonelle et Félix Le Peletier ont fondé en 1801 une petite utopie collectiviste, loin de Paris et à l’abri de la dictature de Napoléon. J’y suis retourné hier.
C’était la deuxième fois que je me rendais dans le pays connu du citoyen Félix Le Peletier. La première fois, voici quelques années, un été glorieux régnait sur la Normandie. Un 14-juillet caniculaire, oisif, qui m’avait conduit un peu par hasard, et sans vraiment trouver correctement mon chemin, sur les sentiers de la Caux prête à la moisson, cet arrière-pays pourtant mouillé, ombreux, ces grands vallons agricoles où dorment d’immenses fermes-citadelle en briques rouges sous les aisselles des ormes et des noisetiers, entre Rouen et la mer.
C’était il y a trois ans. J’avais alors commencé à rédiger mon Roman d’Antonelle et j’avais donc fait la connaissance, à ses côtés, de ce blondinet que fut Félix, le cadet des Le Peletier de Saint-Fargeau, frère aimé de l’autre, du martyr de 1791, Michel-le-Panthéonisé, le député du peuple, législateur de l’école gratuite, laïque et obligatoire pour les garçons et les filles de France, qu’assassina la veille de l’exécution du gros roi Louis l’un de ses gardes-du-corps fanatisé.
Félix m’intéressait déjà. Il était joli, paraît-il, avait les yeux bleu-faïence, avait séduit les dames de Paris, y compris l’affreuse Theresa Cabarrus avant que Môssieur Tallien ne s’y empêtre à son tour. Il avait été l’un des sabreurs du prince de Lambesc au Champ-de-Mars durant l’été 1791 et s’en était voulu à mort toute sa vie. Comme Antonelle, il avait démissionné de l’armée royale et remisé la vareuse blanche des officiers pour l’habit à la française du Jacobin. Il avait dilapidé sa fortune pour la cause.
D’ailleurs, il avait très vite été l’ami intime, et même le frère, une sorte de jumeau politique, et le compagnon de lutte, le camarade des nuits et des escapades, le double, l’éminence grise en campagne électorale de mon cher Pierre-Antoine Antonelle dès après Thermidor, de 1794 jusqu’aux mois les plus sombres de l’Empire où ils se perdirent de vue — où ils s’oublièrent, peut-être, et peut-être volontairement, leurs deux cœurs étant brisés.

Au fil de l’écriture de mon livre, je suivais Pierre-Antoine, mais toujours Félix apparaissait. Il hébergeait (sa mystérieuse villa bucolique du Petit-Montreuil, sur les hauteurs de Versailles, où il faisait son jardin avec son ami, et où il disait vouloir accueillir « une colonie d’hommes vertueux ennemis du crime et de la corruption, et méditant sans cesse sur les moyens d’assurer en France le bonheur commun », m’a toujours parue attirante), il protégeait, il s’enfuyait, il haranguait, il écrivait, il dînait, se promenait, discutait avec mon cher Arlésien renégat, toujours bohème, invariablement célibataire et plus ou moins fugitif ; il était toujours avec lui dans les grandes années, dans les parages de Gracchus Babeuf et des siens (il adopta son fils après l’exécution de Vendôme), dans les clubs et les réunions électorales des dernières années du Directoire, dans les imprimeries, les locaux des journaux révolutionnaires de la rue du Bac.
Leur bande, c’était Drouet, Rétif, Buonarotti, Vatar, Sambat, Topino-Lebrun, les cœurs rouges qui avaient survécu à toutes les vilénies et qui se retrouvaient aux Bains Chinois, sur les boulevards, ou dans l’arrière-salle du Café Chrétien, rue Saint-Marc, derrière les orangers en pot, pour entretenir le feu républicain, déjà socialiste, toujours justicier, plein des grandes et belles folies de l’an II.
Il faut croire que ce fut un mot d’ordre que se passèrent alors entre eux les Jacobins qui furent nobles, francs-maçons et militaires comme Félix et Pierre-Antoine : disparaître, selon l’idée (très existentialiste pour leur époque) que leur personne n’avait pas d’importance et que seuls comptaient leurs actes.
Cette fois, le ciel d’orage au-dessus de Rouen et de la Caux était changeant, déloyal, fait de charbon, d’ardoise ou d’or, d’heure en heure différent, nous pleuvant dessus à grands seaux, puis se taisant de longues heures. Nous nous y étions rendus pour quitter un peu Paris et avaler de grands goulées d’air, de vent, de mer. Comme la première fois, j’ai voulu faire un détour par Bacqueville-en-Caux, dont Félix a été le maire sous l’Empire et d’où il a été chassé par des partisans de l’assassin de son frère ligués en émeutiers royalistes, après la Restauration.
Or le bourg n’a gardé aucune trace de lui. Il faut croire que ce fut un mot d’ordre que se passèrent alors entre eux les Jacobins qui furent jadis nobles, francs-maçons et militaires avant d’entrer en Révolution, comme Félix et Pierre-Antoine : disparaître, selon l’idée (très existentialiste pour leur époque) que leur personne n’avait pas d’importance et que seuls comptaient leurs actes. La mairie d’où il gouverna trône sous le ciel noir, comme myope et rêveuse, sur une place d’armes désormais transformée en parking. Son nom ne figure nulle part, sur aucun monument, aucun piédestal, aucune plaque de rue. Félix Le Peletier est un inconnu ici. Il n’y a même pas une petite crêperie baptisée de son nom, ou même de son prénom, comme Antonelle a le privilège douteux d’avoir obtenu de la prospérité, à Arles.
Mais cette fois, pour cette visite à l’improviste-là, je savais quelque chose de plus. Que la propriété qu’habitèrent Félix et sa femme Angélique et leur petite Félicité, ici à Bacqueville, se trouvait au hameau du Tilleul, un peu en dehors du bourg, vers le nord. La première fois, je l’ignorais et j’avais simplement cherché « le château », me disant que les ci-devant comtes Le Peletier de Saint-Fargeau étant propriétaires ici de quelque maison, ils avaient dû hériter d’un château. Mais non.
Le Tilleul se trouve au nord de Bacqueville, sur le faîte de l’un de ces collines très arrondies où se tiennent les grandes fermes. En bas, dans les creux, les combes humides, ce sont des bosquets d’arbres en fouillis, une mare, un sentier de gadoue ; sur les pentes, des champs bien peignés de blé ou de légumes sur tout l’arrondi du vallon ; en haut, les propriétés de briques rouges encloses dans leurs longs murs ou leurs clôtures blanches, un peu anglaises.



Nous montons, nous arrivons. Pas une âme, pas un chien ne se montre. Il y a deux propriétés ici : une première enserrée dans son muret de forteresse avec des granges, des entrepôts sombres et vides, une cour de grande gadoue, et une deuxième un peu plus loin, que j’imagine être sur l’emplacement de ce qui fut le domaine de Félix Le Peletier, au-delà d’un portail derrière quoi se tient avec une petite fierté orgueilleuse une courte maison de maître et un ensemble de dépendances, de bergeries, de granges en ruine, de métairies et d’écuries dispersées autour d’une pelouse grasse et dégagée : c’est là, je me dis, c’est ça…
Car ici Félix et Pierre-Antoine ne se sont pas contentés de venir respirer le vent pluvieux de la Normandie et le grand large qui s’ouvre à quelques quinze kilomètres, au pied des falaises, au bord de la mer verte. Exilés de Paris où Bonaparte venait, avant Pinochet, de prendre le pouvoir par la force et la trahison, surveillés, menacés, et surtout découragés de pouvoir encore agir, même en clandestins, dans des villes françaises que tenaient la flicaille et la banque, ils ont décidé de passer à l’acte plus simplement : leur idée a été de fonder ici, à Bacqueville, au hameau du Tilleul, « une colonie démocratique au milieu des fers et de l’oppression » offrant « un asile aux patriotes persécutés ». Une petite utopie communiste dans l’un des coins les plus reculés de la Normandie, en pleine dictature : quelle merveille.
Pierre-Antoine et Félix avaient prévu de faire venir du beau linge à Bacqueville : Jean-Baptiste Drouet, le maître de poste de Sainte-Menehould, qui rattrapa Louis Capet par le colbac avant qu’il ne puisse fuir et se réfugier dans les jupons du marquis de Bouillé, Drouet qui fut Conventionnel, puis prisonnier des Autrichiens, évadé, militant révolutionnaire dans le Paris du Directoire, mais aussi Emile et Catherine, le fils et l’épouse de Gracchus Babeuf, vivant mal à Paris dans un sale petit magasin, ainsi que le citoyen-peintre marseillais Topino-Lebrun, de l’atelier de David, un adorable noiraud qu’Antonelle aimait de tout son cœur, et l’ami Jean-Baptiste Sambat peut-être, miniaturiste rue Taitbout, portraitiste de talent, ancien juré du Grand Tribunal comme Pierre-Antoine, peut-être aussi Filippo Buonarotti, descendant de Michel-Ange et cerveau de la Conspiration des Égaux, lorsqu’il serait libéré de sa forteresse de Cherbourg, peut-être même le vieux Marc Vadier, ancien généralissime du Comité de Sûreté générale, et d’autres : on ne manquait pas de cœurs rouges épuisés en France, après le coup d’État ridicule et effroyable du 18 brumaire.
Tous deux, en attendant, réfléchirent. Ils jardinèrent. Ils écrivirent en secret. Ils se rendirent souvent à Saint-Valéry-en-Caux, qui s’appelait en ce temps-là Port… Le Peletier ! Ils virent, comme je l’ai vue hier, la vaste mer laiteuse, luminescente et vide, et ses molles ondulations venant se dérouler et s’abattre sur des buttes de galets au pied des interminables falaises qui s’étendent de Dieppe à Fécamp. J’imagine que c’est là qu’ils reprirent un peu d’espoir. Qu’ils oublièrent les traîtres qui gouvernaient aujourd’hui.
Pierre-Antoine est retourné en Provence. Félix est resté en prison quelques temps. L’utopie communiste de Bacqueville-en-Caux n’a pas pu exister plus que cela.
Mais les temps étaient mauvais alors, comme ils le sont aujourd’hui. Tout se terminait déjà en déception. Ce fut au cours d’un rapide aller-retour à Paris pour aller chercher de l’argent et donner leurs dernières indications à quelques recrues que Félix fut arrêté, puis aussitôt déporté dans l’île de Ré, enfermé à double tour pour avoir bravé les ordres du petit lieutenant Bonaparte, trouillard, mégalomane et parjure. Alors Pierre-Antoine est piteusement retourné en Provence. Félix est resté en prison quelques temps. L’utopie communiste de Bacqueville-en-Caux n’a pas pu exister plus que cela.
Ils ne se sont revus que quelques années plus tard, Pierre-Antoine et Félix. À Genève. Antonelle rentrait d’un périple clandestin en Italie où il avait instruit une petite armée de conspirateurs iacobini et bientôt carbonari. Et Félix, malade, très mal en point même, goutteux, amoché par la peine et la fatigue, accourut trop tard pour rejoindre son vieux copain et immobilisé en Suisse sur l’ordre d’un médecin. Au bord du lac, ils se sont parlés une dernière fois, je crois. Et puis il ne se sont plus jamais revus, plus jamais écrit, plus jamais parlé.
Je dis ça, mais après tout : et s’ils avaient été — encore une fois — plus malins que tout le monde ? (Il faudrait peut-être fouiller dans les papiers de Le Peletier pour le savoir ; il paraît que c’est le député Charles de Courson qui est le descendant vivant de la famille.) Je ne peux pas m’empêcher en tout cas, lorsque je viens dans le coin, de penser à Pierre-Antoine et Félix. À l’utopie née à Bacqueville-en-Caux dans l’esprit de deux amis, en 1801, et qui n’a jamais vraiment disparu du monde.




