La grande justice

Ici, en bas, à gauche, est vissée la plaque gravée qui se trouve être, pour ce que j’en sais, l’unique trace que laissa Henri de Perrin de Jonquières. Je l’ai retrouvée au cimetière d’Arles, sous un soleil de métal fondu.

Il mourut à trente ans, en 1860. Il fut politiste, journaliste, zoologue, farouchement républicain en un temps de mollesse monarchiste, époux d’une jeune et jolie Zélia qui le pleura et qui mourut finalement à Monaco quarante ans plus tard, au tournant du siècle.

Henri Perrin de Jonquières fut un jeune homme durci par les opinions, la rage de la liberté, l’amour des paysages et des animaux, le savoir de la science et une trop longue intimité avec la médiocrité de la noblesse arlésienne, se faisant ainsi un nom, ou plutôt une faille, une entaille nette et coupante dans la pierre froide de son temps, dans l’univers semi-dément de Frédéric Moreau, l’ombre du monde que Flaubert suivit dans son Éducation sentimentale.

Écrivant, bataillant dans les innombrables journaux de gauche de l’époque, il défendit l’égalité, c’est-à-dire la justice. Mais la grande justice et non la petite, je veux dire la justice pour les pauvres et les esclaves, et non l’aumône des bourgeois pour leurs domestiques. Ses parents firent la moue. Il alla vivre un peu à Nîmes.

Il fut le seul en France — le seul, vraiment le seul — à dire publiquement que le comportement des colons britanniques en Inde l’écœurait. Ou plus exactement : qu’il soutenait, lui, le petit comte provençal écrivant dans les brochures républicaines paraissant à Paris, la révolte armée des Cipayes contre leur employeur, la gigantesque Compagnie britannique des Indes orientales qui possédait alors une grande partie de l’Inde, l’administrait, y levait l’impôt et commandait une armée. Il dit qu’un Blanc n’avait pas à s’approprier une terre étrangère, qu’une société privée ne pouvait pas gouverner ou commander des soldats, que la conversion par la ruse que répandaient les missionnaires en Inde était abjecte et immorale, qu’on avait toujours raison de se soulever contre l’oppression, que l’Inde devait se libérer de la domination.

Déjà, à l’époque, on était seul pour dire ce genre de choses.

On ignore aujourd’hui si, oui ou non, Henri Perrin de Jonquières sut que sa grand-mère Césarée (une petite femme nattée, polie, matoise et calculatrice) avait été la dernière maîtresse du révolutionnaire jacobin Pierre-Antoine Antonelle, le premier maire d’Arles, son député en 1792. Qu’elle l’aima au temps de sa retraite de conspirateur, sous l’Empire. Que Pierre-Antoine lui écrivit une lettre érotique, irrésistible, jaune, ombreuse et floue comme un Pierre Bonnard peignant Marthe nue. Que Pierre-Antoine, mourant, déshérita les crétins de Clermont-Lodève ses cousins au profit des Perrin de Jonquières, de Césarée et de son fils Casimir, le père d’Henri.

En tout cas, Henri signa ses nombreux articles de dénonciations de l’horreur coloniale d’un double nom : Jonquières-Antonelle.

On le prit pour un fou, ou pour un tigre, ou pour l’ami des assassins. On rit de lui, on dit qu’il était soit complice des tueurs, soit leur idiot utile. Ce fut ainsi qu’on le calomnia, comme on calomnie toujours. Après quoi, on l’oublia, jusqu’à aujourd’hui.