
Où je tourne autour de l’hôtel où Pierre-Antoine Antonelle naquit et mourut à Arles. Et où je me retrouve piégé d’avoir écrit sa vie entière, luttant contre sa volonté de disparaître et l’oubli des Arlésiens d’aujourd’hui.
Je me suis toujours imaginé que c’est de cette fenêtre-là qu’est tombée l’annonce de la mort de Pierre-Antoine Antonelle. Que c’est après l’avoir ouverte en grand, paniquée par son propre chagrin, que la vieille Madelon Anayet veillant sur lui, qui tint cette maison pendant trente ans, a lâché quelque chose de sa grand bouche d’ancienne oratrice déchue de la Société des amis de la Constitution de 1791, de sa bouche de gouvernante intransigeante et disciplinée, de sa bouche soudain stérile, impuissante, en ce mauvais jour de novembre 1817.
Alors le plâtrier et le maçon tenant boutique au rez-de-chaussée de l’hôtel de la longue rue de la Roquette l’ont peut-être vue, de là-haut, pâle, leur dire de monter, de venir, de courir à elle, parce que Pierre-Antoine, l’ancien citoyen, Moussu Antonello comme certains l’appelaient alors ici, le Jacobin poli, bizarre, arrangeant et juste qui avait été leur député-maire du temps de la Révolution, mais qui était désormais solitaire, taxé, surveillé, malvoyant et boiteux, assis dans son fauteuil jaune, épuisé, venait de demander l’heure, de dire : « Il est une heure », et de mourir.
J’ignore pourquoi j’ai choisi cette fenêtre-là, ce côté-là, le côté droit, au coin de la rue Baudanoni, jadis rue Roubion, menant au Rhône. Il doit y avoir une disposition mentale bizarre chez les gens comme moi lorsque les morts soudain revivent en eux, une sale manie d’arbitrairement ordonner le réel selon leur caprice, leur fantaisie de charmeur de serpents, avec autorité, mus par une forme particulièrement absurde de la certitude.



Oui, mais voilà. Je me suis dit qu’à son retour de l’armée royale, après vingt ans de sottise et d’ennui, de culbutes dans des bordels de campagne, de bêtises de garnison, et finalement une démission minable, je me suis dit qu’à son retour à Arles en 1782, donc, descendant de la diligence avec rien de bien glorieux à faire valoir pour sa défense, sinon un titre de « capitaine en second » du Bassigny-Infanterie, mais pas de Croix de Saint-Louis, un séjour affreux à la Cour de Versailles et des lectures scientifiques inutiles bien apprises, ainsi que le mépris de toute religion, il a dû emménager là, dans l’aile du coin de l’hôtel familial, en appartement, avec ses livres.
Soumis, dépressif, le cadet des Antonelle a sans doute laissé le grand logis et le bureau du premier étage à son frère aîné Jacques-Philippe, et l’aile donnant sur le jardin aux lauriers-rose à sa vieille mère Thérèse-Agathe née de L’Armillière, veuve d’Antonelle, cette vieille bigote sévère, sans amour, infatuée, se prétendant marquise bien que ne l’étant pas, à demi analphabète, royaliste en diable, avare — une femme de l’Ancien Régime dans sa minuscule majesté dévote ; ou plutôt l’Ancien Régime sous la forme d’une petite bonne femme provençale, cassante, coiffée de dentelles, ceinte du châle fleuri des Arlésiennes, minaudière, persifleuse.






Or il ne reste plus rien de tout cela. L’hôtel est là, mais les traces d’Antonelle, non. Le nom est lisible, mais l’homme, non. Le problème avec Antonelle, c’est qu’il a disparu. Et qu’avec son corps ont aussi disparu ses œuvres et jusqu’à son souvenir.
Antonelle, dans l’Arles d’aujourd’hui, c’est à peine quelque chose : un nom un peu féminin, chantant, folklorique, municipal, comme les Corses ont Tino Rossi et les Sétois Georges Brassens, mais rien de plus. Et encore : ceux qui vivent dans les lointains quartiers de Barriol ou de Grifeuille n’ont aucune idée de quoi je parle ici, des anciens noms et des lieux de mémoire. Même les instituteurs le négligent.
Dans La Roquette, sa petite patrie de la basse ville, ce n’est pas mieux. Lui qui a été le protecteur et le protégé des crevards du quartier pendant deux siècles, les gens d’ici ne le connaissent plus vraiment. Pour eux, le nom « Antonelle », c’est à la limite une particularité locale, un truc à touristes, comme Van Gogh et les taureaux, un thème de rendez-vous pour les vieux à la limite, à la mairie ou à la salle des fêtes.
Au milieu de La Roquette trône toujours l’Hôtel des Antonelle, l’hôtel aux volets gris transformé, à la faveur d’une redoutable destruction moderniste, en foyer HLM.
À la limite, c’est une place étroite et assez merdique, cradingue le plus souvent, à l’entrée du quartier de La Roquette, et voilà tout, où l’on trouve un Carrefour Express et un Casino, des poubelles en tas, un immense platane solitaire et malade, un arrêt d’autobus, une agence immobilière dorénavant fermée, quelques restaurants (dont un certain « L’Antonelle » qui jamais, nulle part, sans aucun prétexte, ne fait référence à Pierre-Antoine), ainsi que, haute dans le ciel bleu et le feuillage, l’ancienne maison Calment, marchand de couleurs célèbre pour sa vieille fille, Jeanne, qui ne se résolut pas à mourir.
Aujourd’hui, la place Antonelle fait du boucan. Elle est longée par une route à automobiles très passante, grondante, coupant Arles en deux : d’un côté la montée vers la Cité, le Méjan et l’Hauture, la ville piétonnière, boutiquière, muséale, splendide, romaine, venteuse, arborée, magicienne ; et de l’autre, l’ancien quartier des rouges, des matelots, des toiliers, des charpentiers de marine, des débardeurs du port, des artisans du cuir, du bois et du tissu, des curés des pauvres, devenu aujourd’hui une promenade de charme sous les arceaux en fleurs, entre les tiers-lieux, un espèce de Montreuil du Midi, encadré par une affreuse Nationale sur un pont de béton et les puantes exhalaisons de vasière du Rhône, au milieu de quoi trône toujours l’Hôtel des Antonelle, l’hôtel aux volets gris transformé, à la faveur d’une redoutable destruction moderniste, en foyer HLM.



J’ai demandé un jour à une adorable historienne vivant dans ces ruelles ombreuses ce qu’elle avait vu, ici, avant le raz-de-marée pompidolien ou giscardien qui a mis bas aux survivances de l’ancien monde, au profit de l’horreur climatisée. Elle m’a parlé d’un grand escalier en marbre, de salons lambrissés, de hautes fenêtres, d’un jardin paradisiaque à l’arrière, d’un édifice à la parisienne refait au XVIIe siècle, de linteaux sculptés, de chapiteaux romans. Elle m’a dit que non seulement il n’est rien resté sous les coups de bulldozers et de masses à abattre les murs, mais qu’en plus, personne n’avait rien photographié, ni rien dessiné, ni rien relevé de ce qu’il y avait là, depuis François Ier. Donc, c’est fini.
Personne ou presque ne connaît plus Antonelle. Et pour cause. La municipalité arlésienne a bien vissé au mur du patio de l’hôtel aux volets gris une plaque commémorative pour rappeler que Pierre-Antoine naquit et mourut ici. Mais elle comporte deux erreurs : l’une sur sa date de naissance et l’autre sur son nom, rien de moins.
Et puis l’église Saint-Césaire où son corps a été transporté après sa mort, afin qu’il y soit placé derrière une lourde pierre aux côtés des restes de sa famille (son pauvre père mort à même pas quarante ans, sa vieille mère, son frère adoré) — et ce sous la menace d’une émeute du petit peuple de La Roquette qui n’a pas supporté que l’infâme curé présidant aux destinée de l’église en 1817 lui refuse l’office, les bougies, la présence des gens qui l’aimaient —, l’église Saint-Césaire, donc, est fermée à double tour. Il faut demander à la paroisse d’Arles pour y pénétrer. Et à la paroisse d’Arles, on ne connaît pas Antonelle, ou bien on le connaît trop bien. Et même : on s’en fout, au point qu’au bout d’un moment, on ne répond plus aux messages du gugusse parisien qui demande à voir l’intérieur de l’église et ses tombeaux.
Tout le monde a oublié que cette place s’appela, aux plus beaux jours de l’an II, alors qu’il était parti faire de la politique à Paris, la Place Antonelle.
L’onirique, l’incroyable place de l’Hôtel de Ville où Pierre-Antoine gouverna en élu des pauvres et fit monter les artisans au conseil municipal resplendit autour de son obélisque, de ses Neptunes cracheurs d’eau fraîche, de ses façades italiennes, de sa mairie lumineuse que Mansart dessina, mais Antonelle n’y est plus. Tout le monde a oublié que cette place s’appela, aux plus beaux jours de l’an II, alors qu’il était parti faire de la politique à Paris, la Place Antonelle.
Certains soirs, les lumières du bureau du maire restent allumés, au premier étage. Mais celui qui gouverne la capitale de la Camargue n’a plus rien à voir avec Pierre-Antoine : lui, c’est un grand bourgeois de la télévision, d’ascendance aristocratique qui plus est, venu prendre sa retraite d’homme de droite à la tête de la municipalité qu’il estimait sienne. Un « Chiffonniste », on dirait alors.
Le problème, lorsqu’on s’intéresse à Pierre-Antoine Antonelle, est que cet homme a tout fait pour disparaître. Il n’a pas voulu se marier. Il n’a pas voulu d’enfant. Il a déshérité ses héritiers légaux. Il a changé de nom. Il a renié sa lignée familiale. Il ne s’est jamais fait peindre ou dessiner. Il a perdu ses archives. Il a fait chuter le monde ancien auquel il appartenait. Nous sommes perdus.



Je fatigue les gens avec mon Antonelle. Je le vois derrière chaque volet, je sens son regard passer ici, sur ça, sur moi. Je sais ce qu’il a fait ici, à peu près seul sur la terre des vivants.
Mais je ne me plains pas. Ceci n’est pas une déploration du passé disparu, certainement pas, puisqu’un jour de postérité où Pierre-Antoine Antonelle aurait eu sa juste place ici, une place de gloire, une place de statue équestre, quelque chose qu’il mériterait à mes yeux, n’a tout simplement jamais existé. Et ça n’a pas existé parce qu’il ne l’a jamais voulu. Et, même, parce qu’il a tout fait pour que son éternité n’ait jamais lieu, considérant qu’il n’était rien dans cette vie qu’un porteur d’actes et d’idées, et que ce sont les actes et les idées qui comptent, pas la chair vivante et le souffle que peu de monde aima.
Alors je me plie à son exigence, comme tout le monde. Sauf que, moi, j’ai sa vie entière dans ma besace, puisqu’on sait que j’ai raconté sa vie et qu’à ce jour, personne ou presque ne m’a entendu la dire. Ici, à Arles, j’ai donc des souvenirs pour soixante-dix ans, mais les mains vides, le doigt pointant nulle part, les bras embrassant l’air fouetté par le mistral, la nuit tiède et immobile, le jour brûlant, vertical, m’enjoignant de me taire pour obéir à l’étrange volonté de cet homme, de Pierre-Antoine Antonelle, partout ici et nulle part à la fois.
