Arles, évidemment

ARLES, ÉVIDEMMENT

Ici, c’est la petite capitale des centurions de Jules César laissés derrière le général après sa guerre des Gaules ;

la cité-sœur de Venise, gouvernée durant le Haut Moyen-Âge en république libre par un consul obligatoirement étranger, élu une fois l’an pour un mandat unique ;

la ville-frontière de la Provence, marquant sa limite occidentale, présidiale, spirituelle, en commandant le passage du Rhône et la rupture de charge entre la Méditerranée et le Dauphiné ;

l’escargot d’or que l’Église tint dans sa main de fer et sous sa pourpre cardinalice pendant des siècles, la goinfrant de somptueuses petites églises romanes mâtinées de baroque à tous ses coins de rue, dans les recoins de tous ses quartiers ombreux de matelots, de voyageurs louches ;

le carrefour à blé, à sardines, à sable, à gravier, à fruits, à esturgeons femelles pleines de caviar, qui prospéra dans ses fanfreluches et ses draps fleuris jusqu’au coup de tonnerre de la Révolution qui éclata ici dès janvier 1789, déclenchée par un petit peuple de domestiques affamés et exaspérés par l’arrogance des riches, avec dans leur ombre leur futur député-maire, le futur citoyen-artilleur allant délivrer Avignon des griffes papistes, le fils renégat, ironique, définitif et communiste de l’une des plus grosses fortunes de Camargue, futur juré insoumis du Tribunal révolutionnaire, futur frère d’armes et rival philosophique de Gracchus Babeuf, je veux dire Pierre-Antoine Antonelle, né chevalier de Cabassole de Saint-Léger d’Antonelle, mort ici, dans son hôtel, toujours Jacobin, invariable, conspirateur républicain, commandant d’émeutes, jusque par-delà son décès dans le triste novembre de 1817 ;

l’agglomération marchande, la sous-préfecture de comice agricole, de foires aux tissus que Frédéric Mistral et ses ventrus bourgeois félibriges, matois, gourmands, réactionnaires et butés choisirent comme métropole de leur future région-monde folklorique, dont les seules richesses, hormis la leur (des titres, des maisons, des rentes, des loyers, tout l’apanage du bourgeois flaubertien), seraient des raisins mûrs, des entrepôts pleins de grain et des étables pleines de bêtes, et surtout des coquettes et ravissantes vierges en coiffes de dentelles, mouchetées par le feuillage des platanes, gambadant au galoubet, au tambourin, obéissant à la trique, à la morale des vieux pères et des vieilles mères ;

la ville pauvre, noiraude, gitane, pasolinienne, à moitié effondrée de Lucien Clergue ;

la plus vaste municipalité d’Europe, avec ses marais, ses hameaux ensablés, ses réserves à crépuscules, ses étendues de taureaux et de buissons agrandissant le seul désert de France, ses haies de roseaux denses comme des paravents chinois le long des sentiers menant aux mas, aux fermes, aux étables effondrées de Camargue, ses caravanes abandonnées au fond des friches à serpents et à scarabées, ses voleurs, ses voyous, ses cités HLM horribles en bordure des roubines et des coussous des Alpilles ;

la commune jaune et blanche, coiffée d’un bleu métallique inlassablement brossé par le mistral, longeant le roulement impérial du Rhône, teintée d’arabité et de parisianisme, de la vulgarité du péplum, où l’on s’ennuie dans la fraîche paix de février,

mais que j’aime tant malgré tout et où quelque chose en moi se dénoue : une énigme ayant trouvé en moi sa résolution, me libérant, mais sans un mot, sans m’informer, et donc dont j’ignore la clé, et qui me tourmente et m’étourdit, et me laisse comme un gamin devant un prodigieux tour de magie.