Les 2700 et quelques

Je pense beaucoup, depuis ce matin, à ceux qui se réclament de la France et n’en connaissent rien, ni l’histoire ni le peuple, ni la créolité ni l’anticonformisme, ni la vérité ni la sombre, ancienne et prodigieuse folie. Je pense en particulier à ce chiffre ahurissant que j’ai lu récemment : sur les 3000 hommes de troupe composant la Colonne Leclerc en 1941, 2700 étaient Camerounais, Tchadiens, Congolais.

2700 hommes enrôlés à Douala, Brazzaville, N’Djamena, et qui ont cru aux demi-bobards et aux envolées lyriques des officiers de la Coloniale et se sont dits, entre eux, qu’ils étaient prêts à mourir pour ça. Pas après Stalingrad ou le débarquement en Afrique du Nord, en Sicile ou que sais-je, non. En 1940-41, dès après l’appel du 18 juin, derrière une poignée d’officiers supérieurs arrogants et de hauts fonctionnaire obtus, ralliés après réflexion au renégat De Gaulle. Mais contre l’Allemagne nazie. Contre l’Empire avaleur de peuples.

Ce sont ces 2700-là qui, après avoir traversé le Sahara à toute blinde, ont foncé sur le massif du Fezzan tenu alors par les fascistes italiens et l’ont pris. Eux qui se sont battus, en unités de choc et de mêlée, perçant les lignes ennemies, prenant d’assaut les pentes sous le soleil de plomb fondu de Tunisie, pour faire leur preuve, pour se montrer comme ils étaient, sous le haut commandement d’un officier toujours un peu royaliste, maurrassien et certainement antisémite qui les méprisa longtemps.

Mais ils s’en sont foutus. Car ce sont eux encore qui, pour constituer une première véritable armée de la France libre, se sont joints, à Koufra, à une bande de déserteurs français des régiments d’Afrique infiltrés depuis l’Algérie, mais aussi à des brigades indociles de communistes et d’anarchistes espagnols furieux et assoiffés de vengeance contre Hitler, composant ainsi la Force L comme Leclerc, avec un uniforme unique, des insignes communs et des véhicules blindés nommés par eux, non pas Louis XIV, Colbert et Richelieu, mais « Teruel », « Brunete », « Le Perthus », « Dauphiné », derrière la jeep du commandant Raymond Dronne baptisée « Mort aux cons ».

Eux qui se sont ensuite battus contre les panzers de Rommel avec, épaule contre épaule, d’un côté les petit Blancs, les Maoris et les Fidjiens incorporés dans le corps expéditionnaire néo-zélandais, et de l’autre un bataillon de clochards grecs, de « métèques » assurément, des paysans de l’Epire et des marins d’Asie mineure ou des îles, des petits employés de magasin d’Athènes rassemblés à la va-vite en Égypte, sans bottes, en béret, avec des pétoires de chasse.

Tous étaient encadrés par de vieux sergents et des adjudants râleurs, têtus, parfois imbéciles, débarqués de Narvik ou de Casablanca, titis parisiens, communistes de Toulouse, syndicalistes d’Auvergne et du Limousin, cordonniers, fraiseurs, instituteurs, comptables, emballeurs provençaux et dauphinois. Et ces cadres bien blancs, bien franchouillards, mais revêches, sûrs de leur fait bien que considérés comme « terroristes » au pays, lorsqu’il a fallu extraire les soldats noirs de ce qui venait d’être baptisé la 2e DB après qu’Eisenhower avait accepté de l’intégrer aux armées de débarquement en Normandie à la condition que la troupe soit « blanchie » (et alors même que les Britanniques refusaient la seule présence de Noirs d’Afrique sur le territoire de sa Grâcieuse Majesté par crainte des épidémies), les ont accompagné jusqu’au bateau du retour en pleurant, les saluant une heure durant, malgré l’embarras du haut commandement.

Je pense à eux tous, à ce que tout cela veut dire, le pire et le meilleur. Et si je dis que j’assume tout cela, que j’en fais, par choix, par pure arbitraire, ou plutôt en vertu du seul contrat politique qui me lit à la nation qui m’a vu naître, ma patrie et le lieu de mon existence, alors je ne peux qu’enrager contre ceux qui se prétendent patriotes, et même nationalistes, et qui chient sur leur mémoire. Et qui offrent le pays à la bourgeoisie d’extrême-droite comme on se couche devant son bon maître. Et qui vendraient leur culotte à l’ennemi pour ne pas avoir à la donner aux pauvres. Et qui salissent et calomnient les seuls à n’avoir jamais flanché face à la bêtise et la haine, qui ont toujours honoré la mémoire des petits, des opprimés, des Noirs de la Colonne Leclerc, des gamines écrabouillés dans la bande de Gaza et humiliées sur les plateaux de télévision de Paris. Et alors oui, je le dis haut et fort, la France, ce n’est pas vous, c’est moi. Le patriote, c’est moi. Et oui, tas d’idiots, la République, c’est moi.